Multiplier les regards :
« Tout ce qui vit est bon à examiner » Anthropologie de l'ordinaire : Une conversation du regard, Éric Chauvier.
L’anthropologue Éric Chauvier propose d’étudier l’ordinaire en considérant que tout individu pourrait se construire un « laboratoire vivant » et l’utiliser au quotidien pour mieux comprendre le social qui l’entoure.
Pour étayer cette idée, Éric Chauvier est parti du ressenti qu’il connaît (et qu’il peine à décrypter) lorsqu’au cours de ses trajets quotidiens en direction de son université, celui-ci rencontre invariablement la même jeune femme en train de mendier. Son idée est alors de proposer le plus souvent possible à une personne de son entourage d’effectuer ce même trajet avec lui et de questionner à son tour son ressenti à la vue de la situation de cette femme.
L’idée est donc de penser, construire et partager ensemble des « laboratoires vivants » en cette période de confinement. Bien qu’aujourd’hui il soit impératif de rester autant que possible chez soi, le monde social nous attend à la sortie de cette épreuve. Ces laboratoires peuvent nous servir de prétexte à penser l’après, mais aussi à porter un regard différent sur notre quotidien, à regarder ce que nous ne voyons pas, ou plus.
Le laboratoire d’Éric Chauvier nous servira d’exemple. Il nous faut :
Une voiture
Un.e accompagnant.e (à varier)
Un parcours fixe, du quotidien, sur lequel nous sommes (presque) sûrs de retrouver le même fait à observer
Effectuer quotidiennement le même trajet en voiture avec un.e accompagnant.e différent.e si possible.
Le.a questionner sur son ressenti vis-à-vis du fait observer.
Nous pouvons de la même façon envisager un laboratoire plus adapté à la vie d’université. En prenant une activité « ordinaire », telle que les déplacements intercours par exemple, le laboratoire suivant peut être imaginé :
Labo Intercours :
Un trajet entre deux salles
Un téléphone ou un dictaphone
Lancer un enregistrement sonore lors d’un trajet entre deux salles de cours. Lors de l’écoute de l’enregistrement, se concentrer sur les interactions verbales.
Peut-on les catégoriser ?
Y-a-t-il eu des situations de conflit ou de prendre soin ? Y-a-t-il des situations récurrentes ? A quels endroits ? Pourquoi ?
Le labo d’Owen
Au risque de surprendre, je dois affirmer que le COVID-19 a, en quelque sorte, « changé » ma vie, mes habitudes. Temporairement certes. Mais le fera-t-il durablement ? Cela fait maintenant à peu près six mois que je suis vendeur dans une boulangerie, j’y travaille les week-ends et je m’y plais énormément. Avec le virus et depuis le début du confinement, beaucoup de choses ont changé, notamment au niveau des règles sanitaires qui sont devenues très strictes. Je trouve ces nouvelles règles à la fois normales mais aussi terriblement frustrantes. Mon rôle consiste maintenant à faire en sorte que tout le monde respecte les règles : distanciation sociale, ne rien déposer sur le comptoir pour éviter la contamination des objets, rationner en ne laissant personne prendre trop de pain pour être sûr d’en avoir pour tout le monde, etc.
Malgré le marquage, certains ne respectent pas la distance de 1 mètre bien que nous ayons disposé des panneaux qui indiquent la présence de ces marquages. Mais la majorité respecte cette règle, je dirais même que certains (les habitués de cette boulangerie) hyperbolisent la règle en mettant quelquefois presque 4 à 5 mètres entre eux ! Cette hyperbolisation des habitués en règle générale (qui voient notre désarroi face à cette crise sanitaire) crée une organisation implicite par les clients : une personne (ou un groupe de personnes comme un couple ou des ami(e)s) devant le comptoir, une autre personne (ou groupe) à l’entrée de la boulangerie marquant ainsi les 4 à 5 mètres de distance et le reste de la clientèle faisant la queue à l’extérieur de la boulangerie avec le respect de distance nécessaire (de ce que je vois car c’est à l’extérieur donc pas forcément dans mon champ de vision). C’est donc un effet d’imitation sociale que cette organisation perdure (il me semble). Cette règle est parfois brisée par un client s’avançant à l’intérieur de la boulangerie pour se placer à un mètre du client installé au comptoir, alors que la plupart des clients attendent normalement à l’entrée de la boulangerie. C’est à la suite de cette brisure de la règle non-dite imposée par certains clients que d’autres ne respectent plus les 1 mètre de distance (à savoir que c’est souvent vers 10h-11h, là où le pic de population est au plus haut dans la boulangerie et que je doive jouer le gendarme).
Au vu de l’organisation non-dite qui s’est mise en place, il me semble que la règle de distance sociale disparaîtra en même temps que la crise du virus. Mais cela ne résout pas ma question : serais-je toujours vigilant à la distance que mettent les clients entre eux ? Si on part du principe que cette règle est temporaire et que cette même règle a un but préventif sanitairement, de sécurité publique et je dirais même de prendre soin des individus qui nous entourent, alors il semble évident que son respect sera général. Pour ma part, j’ai été contraint de faire des courses et l’organisation du supermarché m’a rappelé celle que nous appliquions : un minimum d’individus à l’intérieur du magasin et une queue à l’extérieur pour réguler la population à l’intérieur. Dans cette même queue, s’est imposé de façon non-dite le respect de la distance sociale de 1 mètre. Pourtant je pouvais clairement voir un jeune homme devant moi qui était à moins de 1 mètre d’une femme devant lui. Je ne sais pas s’il n’avait pas conscience de son placement vis à vis de cette dame ou s’il s’en fichait. Quoi qu’il en soit, je l’ai fait remarquer à ma copine qui, elle, ne l’avait pas remarqué.
Ces observations sont subjectives et donc contestables. Mais surtout, elles sont faciles à reproduire. Observer les interactions sociales durant le confinement est chose aisée. Ce texte se concentrait sur la distance sociale, vous pouvez donc reproduire vos observations sur le même thème, mais de nombreux autres sujets sont abordables : je donnais l’exemple du lavage de main, mais il est également possible de comparer son comportement à la maison avant et pendant le confinement, ses habitudes, ses nouvelles activités ou celles perdues...
Le labo de David
Je connais la particularité d’habiter l’un des logements de fonction d’un collège de la banlieue lyonnaise. J’ai donc la chance en cette période de confinement d’avoir accès à la cour de l’établissement, de pouvoir y sortir, y faire du sport et y promener mon chien. Il existe quelque chose d’assez irréel en l’appropriation d’un lieu public ainsi arrêté par le temps, normalement rempli puis vidé de façon cyclique par des centaines d’élèves, au gré des récréations, d’habitude bornées par une sonnerie aujourd’hui absente. Cette cour est l’occasion pour moi d’observer du social en cette période de pandémie, non pas celui que l’on connaît en temps « normal » au sein d’un collège, mais du social qui s’est adapté à de nouvelles normes interactionnelles que nous espérons tou.te.s courtes et éphémères.
Je ne suis évidemment pas le seul à pouvoir profiter de la cour en cette période de quarantaine. Différentes personnes logeant au sein dudit collège en usent également. Cependant, une règle semble être née tacitement entre les cohabitants de l’établissement quant à l’occupation de l’espace extérieur : chacun.e son tour. Il n’est pas rare que je croise un.e voisin.e en sortant de chez moi. Généralement, ce.tte dernièr.e me salue et me signifie qu’il ou elle rentre, ou va bientôt le faire, m’indiquant implicitement qu’il ou elle me cède la place. Je fais de même dans la situation inverse, laissant la priorité à celui ou celle qui s’apprête à sortir. Ce comportement nous est logiquement induit par les règles de distanciation physique qui visent à éviter la propagation du virus. Cependant, il semblerait qu’il soit également question d’une forme d’intimité qui doit désormais s’articuler avec la nouvelle double nature d’un espace particulièrement ambigu : devenu à la fois public et privé. En effet, cet espace extérieur est devenu pour les habitants de l’établissement une forme d’extension de l’habitat de chacun.e, une prolongation pourtant commune, en un lieu paradoxal où l’on se sent autant chez soi que chez l’autre. Cette triangulation public-privé-intime interroge à la fois la définition de cet espace en tant que lieu, la nature même des interactions et la limite d’acception de ceux qui en sont les opérateurs.
Un « lieu anthropologique » ?
L’anthropologue Marc Augé, dans son ouvrage Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, définit la notion de « lieu anthropologique » comme « [une] construction concrète et symbolique de l’espace qui ne saurait à elle seule rendre compte des vicissitudes et des contradictions de la vie sociale mais à laquelle se réfèrent tous ceux à qui elle assigne une place […]. Le lieu anthropologique est principe de sens pour ceux qui l’habitent. […] Un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique. »
En ce sens, en temps normal, la cour d’un collège peut être effectivement définie de cette manière puisqu’elle induit l’identité des individus qui occupent son espace (grossièrement : l’identité « élève » et l’identité « personnel enseignant/encadrant »), elle permet et régit la relation (amicale et encadrante) ainsi que leur histoire commune.
Les conditions relationnelles et historiques qui définissent le lieu anthropologique paraissent quant à elles bien difficiles à envisager en cette situation de confinement. La cour de récréation ne semble plus présenter de telles caractéristiques. Néanmoins, comme je l’ai évoqué plus haut, cette situation n’exclut pas les interactions, bien qu’elles soient aussi courtes qu’espacées. Si la mutation du public au privé est vraie pour les personnes extérieures (non-cohabitantes), la cour du collège garde une dimension publique pour celles qui habitent au sein de l’établissement. L’accessibilité commune que connaissent habituellement les cohabitant.e.s en dehors des heures d’ouverture est, pendant le confinement, une accessibilité qui se privatise de façon éphémère et coordonnée. Cette coordination tacite est non seulement fille des règles de distanciation mais également d’une volonté d’un prendre soin qui semble s’être exacerbée pendant le confinement. On retrouve lors des courtes interactions des demandes d’approbation : « ça ne vous dérange pas si je fais du sport dans la cour ? », « mais pas du tout, profitez-en ! » ainsi que l’expression de la coordination implicite « Pardon, allez-y, je rentre ! », que l’on peut possiblement interpréter comme une volonté de laisser l’autre s’approprier cet espace autant que l’on se l’approprie, ayant à l’esprit la dimension salutaire de la possibilité de jouir d’un extérieur au cours de cette pandémie.
S’il n’est pas possible de considérer cette cour de récréation en période de confinement comme un lieu anthropologique, son antonyme, le « non-lieu », c’est-à-dire un « un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique » et produit par la « surmodernité », semble ne pas convenir non plus à cette cour confinée. En effet, le caractère anonymisant du non-lieu, espace que l’on ne peut habiter puisque produit des « réalités [de] transit », ne correspond pas à l’espace étudié s’il est envisagé comme extension de l’habitat. Enfin, s’il n’est pas question de définir strictement cette cour d’un point de vue conceptuel, son rapprochement à la notion de « lieu anthropologique » a permis de rationaliser la comparaison de cet espace temporellement : avant et pendant le confinement.
C’est à ce moment-là que je me suis demandé si c’était le fait de travailler dans une boulangerie et donc d’avoir le devoir de remarquer le non-respect de la règle de distanciation sociale qui m’a permis de réaliser cela, une sorte de déformation professionnelle.
Ou bien si, tout simplement, c’était juste moi qui étais plus vigilant à cela de façon naturelle, ou encore, le fruit du hasard d’une situation isolée. Quoi qu’il en soit, je n’ai pas la réponse.
On peut penser que cette règle vise à prendre soin de ses proches et des individus autour de nous, pourtant son respect ne semble pas intuitif. Bien que cette distance ait pour but de ne pas postillonner sur les autres afin de ne pas les contaminer (tous virus confondus), elle sera probablement temporaire, une fois la crise passée les gens l’abandonneront. Il semblerait donc que si tout le monde recommence à être proche dans la boulangerie, je n’aurais pas conscience que les clients seront proches les uns des autres, mais peut-être aurais-je conscience quand les individus seront à un mètre l’un de l’autre.
Bref, la liste est longue. Mais celle qui me frappe en réfléchissant davantage au sujet c’est celle de la distance de 1 mètre. Chose peu naturelle semble-t-il car les autorités publiques sont obligées de le préciser et pour ma part, je suis obligé de régulièrement le rappeler. Depuis ces quelques semaines écoulées, je me suis rendu compte que cela me frappait quand une personne ne respecte pas cette distance. Mon rôle de policier revient au pas pour rappeler à l’ordre.
Je me demande si cette distance je la remarquerais toujours après le confinement, après le virus. Es ce que le COVID-19 avec les mesures instaurées par le gouvernement, va créer de nouveaux repères sociaux dans la façon de se comporter en public ou dans la sphère privée ? Je parle également du privé car, parmi les normes instituées par le gouvernement à la suite de ce virus, il y a le lavage de main. Alors que nous pensions tous nous laver les mains correctement l’autorité publique vient nous apprendre les nouvelles normes du lavage de mains. Tant de secondes en respectant 5 étapes…Mais donc la question pourrait être : retrouverons-nous un lavage de mains « classique » ? Ou alors est-ce que cette pandémie installera durablement une meilleure hygiène dans nos foyers, avec cette nouvelle façon de se laver les mains ? En sachant que « un quart des femmes et un tiers des hommes ne se lavent pas les mains après être allés aux toilettes ni avant de faire la cuisine » (Selon l’institut IFOP).
Mais revenons plus profondément sur le sujet de la distance sociale, je me suis permis de dire plus haut que cela ne semblait pas être une évidence car il a fallu un bon moment avant que cette règle devienne majoritairement respectée. Afin de rendre cette règle plus intuitive, nous avons disposé dans la boulangerie des marquages au sol qui permettent aux clients de savoir où s’arrêter. J’ai pu observer le même dispositif dans la pharmacie près de chez moi. J’ai d’ailleurs pu constater en 5 minutes avec seulement deux clients devant moi qu’un d’entre eux ne respectait pas les marquages. J’espère un hasard mal chanceux, sans quoi je n’imagine pas la proportion de fraudes à cette règle. Ce qui m’a fait sourire, c’est que j’ai vu la pharmacienne reprendre le monsieur tout comme j’aurais pu le faire dans la boulangerie. Pour ma part j’ai religieusement suivi les marquages tout en repartant bredouille… la limite des stocks de doliprane ont eu raison de moi.
Cependant, en ces temps de confinement, les règles habituelles qui régissent le vivre ensemble d’une cour de récréation se sont effacées au profit de normes gouvernementales et explicites pour les unes, locales et implicites pour les autres, et où seule une dizaine de cohabitants a la possibilité d’occuper cet espace. Alors, peut-on définir de la même façon cette cour de collège comme un lieu anthropologique ?
D’abord, il semble envisageable d’affirmer que ce lieu continue de porter l’identité des individus lorsqu’ils occupent son espace. En effet, récemment, j’y promenais mon chien, accompagné d’un membre de ma famille. En voulant nous rendre dans la seconde partie de ladite cour où se trouve les terrains de sport extérieurs, nous y avons aperçu un homme jouant au basketball, homme que nous ne reconnaissions pas. Nous avons premièrement fait demi-tour, en une volonté de respecter les règles de distanciation, puis nous nous sommes rapidement questionnés : « c’est qui ? », « je sais pas… peut-être qu’il est de la famille de Madame X. », « ou un ami du fils de Monsieur Y ? ».
Nous avons eu le réflexe de déduire son identité relativement à son occupation du lieu. Après vérification, aucun.e des cohabitants de l’établissement ne le connaissait. Il semblerait qu’il ait simplement escaladé la grille du collège pour y faire du sport, peut-être même se trouvait-il à moins d’un kilomètre de chez lui, peu importe. En tous les cas, cette cour semble bel et bien porter l’identité des individus qui s’y trouvent, que ce soit en dehors des heures d’ouverture normales de l’établissement ou en cette période de confinement qui en reproduit et prolonge la configuration. Une configuration où le droit d’accès à cet espace est soit direct (travailler au sein de l’établissement ou y vivre avec quelqu’un.e qui y est employé.e) ou indirect (y être invité.e par une personne jouissant du droit d’accès direct). Il s’agirait donc d’un espace public lors des heures d’ouverture, cependant régulé par des normes d’accès spécifiques (être élève, employé.e, avoir une permission…), qui se mute en un espace privé où son accès est interdit à moins de jouir d’un droit d’accès direct ou indirect. Ce dernier n’étant plus admis en cette période de confinement.